Incarnation et kénose : un appel au dépouillement culturel

Incarnation et kénose : un appel au dépouillement culturel

Le seul modèle donné par Jésus à ses disciples pour accomplir leur mission d’ambassadeurs de paix et de réconciliation est celui de l’incarnation. « Comme le Père m’a envoyé, ainsi je vous envoie dans le monde » (Jn 17, 18 — premièrement, un engagement en prière envers le Père; Jn 20, 21 — deuxièmement, le mandat donné aux disciples). L’incarnation est d’aller dans le monde tel qu’il est et d’assurer sa transformation selon la volonté de Dieu de l’intérieur. Le monde dans lequel Jésus est venu était politique et militaire. Il est né à Bethléem parce que César Auguste a appelé à un recensement des populations du monde. Il a ensuite dû fuir en Égypte quand sa vie a été menacée par Hérode. Le monde était aussi culturel. Jésus a participé à un mariage au cours duquel il a contribué à la fois à la qualité et à la quantité du vin afin de rehausser la célébration. Le monde s’intéressait aussi à l’économie qui, à l’époque, était principalement basée sur l’agriculture et la pêche. Jésus en parlait souvent dans ses paraboles et dans ses enseignements. Nous savons que la mission de l’Église concerne toutes ces sphères, y compris l’éducation, les arts et les médias, les soins de santé et plus, et pas uniquement la sphère de la religion, qui est la sphère souvent contournée par Jésus. C’est en venant dans l’espace et dans le temps du monde que Jésus a transformé et réorienté son histoire future en vue du Royaume de Dieu encore à venir.

Les quatre temps et mouvements (T & M) de l’Incarnation

L’incarnation est la nature et les moyens de la mission et son message est clair : la transformation est toujours réalisée de l’intérieur. Nous limitons souvent l’incarnation à l’histoire de Noël où « le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous ». Je propose qu’il y ait en fait quatre étapes de l’incarnation. Les temps sont ceux dans lesquels Jésus agissait et parlait. Les mouvements sont le suivi réel de ces temps jusqu’à nos jours actuels.

Premier T & M – Dieu est devenu un homme quand il est né un bébé à Bethléem. Jésus s’est d’abord identifié avec l’homme innocent du Jardin d’Eden et est ainsi devenu le « dernier Adam » (1 Cor. 15,45). Le premier Adam a péché et, par le fait même, il est « privé de la gloire de Dieu ». Dieu a alors pris sur lui-même notre identité humaine et est devenu « l’image de Dieu » à notre place (Col. 1,15). Jésus nous a non seulement révélé le Père, mais aussi notre véritable identité humaine en tant que porteurs de l’image de Dieu. Dieu, qui nous a créés à son image, a pris sur lui-même notre image créée dans un véritable renversement de rôles qui n’a pas compromis sa propre divinité parce que nous étions, au commencement, créés à son image.

Deuxième T & M – Jésus s’est identifié avec l’homme pécheur quand Ponce Pilate l’a déclaré « ecce homo », « voici l’homme » (Jn 19, 5). C’est le moment où Jésus est devenu « péché pour nous » (2Cor. 5,21). Dans le verset précédent, Pilate reconnaissait toujours son innocence. Alors, quel homme Jésus est-il, à ce moment, devenu? Il est devenu l’homme qui, à cause du péché, ne peut plus vivre, mais doit mourir (Gn 2,17; Rm 6,23). De façon très graphique, la couronne d’épines représente la perversion des aspirations humaines grandioses de devenir égal à Dieu (Gn 3,5) et la robe pourpre, la prétention arrogante que nous pouvons encore gouverner le monde tout en niant que la robe elle-même est insuffisante pour couvrir notre nudité ensanglantée (Gn 3,7). Mais celui qui se lèvera sera abaissé et humilié. Jésus est mort à notre place.

Troisième T & M – Jésus s’est identifié pleinement avec notre humanité, innocente et pécheresse, en entrant dans l’histoire humaine. Mais une telle identification avec l’homme (c’est la nature de l’incarnation) était encore pour Jésus insuffisante. Il cherchait une transformation encore plus profonde, afin que nous soyons restaurés à son image (2Cor 3,18; 1Jn 3,2), et que nous revenions ainsi à notre véritable identité initiale et humaine (Gn 1,26-27). Pour accomplir cela, non seulement a-t-il voulu marcher au milieu de nous, mais, encore plus, vivre réellement dans nos cœurs par son Esprit (Jn 14,16-17). « Demeurez en moi et je demeurerai en vous » (Jn 15,4), le lieu de la communion et de l’union avec Dieu. Encore une fois, Dieu nous transforme de l’intérieur. Les trois premiers T & M sont célébrés lors de nos trois fêtes chrétiennes majeures que sont Noël, Pâques et la Pentecôte.

Le quatrième T & M nous concerne aujourd’hui. Quatrième T & M – Ce n’est que lorsque ses disciples ont reçu son Esprit que Jésus les a envoyés dans le monde comme ambassadeurs et témoins de son règne. La Création tout entière anticipe ardemment « la révélation des fils de Dieu » (Rm 8,19), ses hommes et ses femmes réconciliées avec Dieu et transformées à l’image du Christ, prêts à finalement accomplir le plan initial de Dieu, prédit en Gn 1,28, à gouverner la terre où doit venir son royaume (Mt 6,10). Jésus n’est pas venu au monde pour inaugurer un plan B pour nous sauver de la Création déchue, mais pour réconcilier « tout ce qui est dans les cieux et sur la terre » (Eph 1,10). Jésus n’a jamais cédé le monde à Satan (Mt 13,24-30). Nous sommes dans le monde, « le champ » de la parabole, légitimement parce que c’est là que Dieu nous a envoyés. Nous sommes appelés à entrer au cœur du monde à tous les niveaux et dans toutes les sphères pour vivre le Royaume présent et à venir.

La kénose – le premier principe de l’incarnation

Les principes de l’incarnation illustrés par Jésus comprennent l’amour du prochain, de l’étranger et de l’ennemi. Ils établissent aussi que la grâce est le renforcement et l’approfondissement des relations de confiance dans lesquelles la vérité peut être partagée. Dans Jean 1,14-17, le mot, grâce, apparaît quatre fois et le mot, vérité, deux fois seulement et toujours précédée par la « grâce ». Nous sommes également envoyés pour servir nos semblables tout comme Jésus est venu pour servir (Mt 20,28). Je veux cependant me concentrer sur ce que je considère comme le premier principe de l’incarnation et que nous trouvons dans Ph 2,5-8. Pour entrer dans le monde, Jésus devait quitter son lieu d’appartenance, celui avec lequel il était le plus familier et là où il partageait la gloire du Père. Dans Jean 17,5, Jésus prie, « donne-moi la gloire que j’avais déjà auprès de toi avant la fondation du monde. » Pour devenir un homme, Jésus a laissé derrière lui sa gloire et pendant trente ans, personne à Nazareth ne savait que Dieu vivait au coin de la rue chez le charpentier. La discrétion serait un autre principe de l’incarnation, mais nous nous concentrons ici sur le dépouillement de Jésus dans Ph 2,7. Le mot grec, kénose, n’est trouvé que cette seule fois dans l’Écriture. Que signifie-t-il pour nous qu’il a envoyé dans le monde comme ses témoins?

Comme Jésus, ceux d’entre nous appelés à servir en tant que missionnaires sont aussi appelés à laisser derrière nous nos propres cultures et traditions religieuses et sociales afin de nous identifier avec le groupe ou peuple auquel nous sommes envoyés. Nous sommes appelés à apprendre leur langue et leur culture, lire leurs auteurs, regarder leurs films, écouter leur musique et manger leur nourriture au point qu’ils deviennent une partie de nous. Ce sont les références religieuses et culturelles par lesquelles ils interprètent la vie et que nous devons non seulement découvrir, mais aussi nous y référer afin d’introduire progressivement celui qui est la vie, Jésus, le Christ, d’une manière appropriée et significative pour leur propre culture. L’inculturation est la version catholique de la contextualisation protestante, mais avec la notion ajoutée de « in » — culturation, « dans » la culture. Elle nous permet de nous familiariser avec la culture propre des gens chez lesquelles nous sommes envoyés afin d’y semer la parole.

Il est bien connu qu’une grande partie du travail missionnaire accompli à travers les âges a été fait dans un esprit de colonialisme, souvent main dans la main avec les pouvoirs politiques et économiques européens de leur époque. Le travail missionnaire et l’implantation d’églises en particulier ont été réalisés avec l’idée d’apporter la culture européenne (leur propre gloire avec laquelle ils étaient les plus familiers) aux peuples païens d’autres cultures dans le monde. Les missionnaires ont cherché à reproduire leurs propres cultures et traditions religieuses dans le monde entier. Ils le font encore. La kénose a été et est souvent absente de ces efforts. Dans le colonialisme, l’Église ne s’est jamais suffisamment éloignée de sa propre culture pour s’incarner pleinement, s’inculturer et ainsi intégrer l’Évangile dans les normes culturelles locales.

Le défi de la kénose, l’incarnation, existe toujours aujourd’hui pour le mouvement évangélique, y compris JEM. La mondialisation et l’internet rendent la kénose, l’éloignement de nos propres cultures, beaucoup plus difficile aujourd’hui. Il y a un coût associé à la kénose. Nous utilisons trop facilement le langage de la vie sur les marges (life on the edge) sans vraiment payer le prix. Pendant des années, j’ai demandé aux équipes universitaires du Réseau mondial jeunesse (RMJ) que nous envoyions de Montréal pour aller en Afrique ou en Amérique latine de laisser autant que possible leur culture à la maison, y compris leurs iPod, afin d’avoir les oreilles libres pour entendre les sons, le silence et la musique locale. Je les ai également encouragés à garder leurs appareils photo et autres choses discrètes parce que souvent, ce qu’ils portaient sur le dos et portaient dans leurs sacs était de plus grandes valeurs que ce que les populations locales ne pourraient jamais espérer obtenir dans leur vie. Le plus que nous apportons de nous-mêmes, le moins sommes nous en mesure d’apprendre localement. La kénose, le dépouillement, reste un principe essentiel pour être comme Jésus dans le monde ». (Jn 4,17)

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Pierre LeBel, janvier 2017

Publié en anglais sur http://www.ywamorganic.org Incarnation and Kenosis : A Call to Cultural Self-Emptying

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